vendredi 15 novembre 2019

Ibrahim Boubacar Keita intervient à la quarantième Conférence générale de l'UNESCO


Ibrahim Boubacar Keita Président de la République du Mali 



 UNESCO 13 novembre 2019
En m’invitant à prendre la parole devant cette auguste assemblée, et en cette session hautement symbolique puisque marquant la 40ème session de la Conférence générale de l’UNESCO, Vous avez choisi d’honorer le Mali, mon pays, qui a tissé avec l’UNESCO des liens particulièrement féconds depuis le premier jour de son accession à la souveraineté internationale ; un pays qui a beaucoup reçu de l’UNESCO mais lui a aussi beaucoup donné. Mais vous avez par la même occasion tenu à accueillir, à travers le Président du Mali, son intervention  parmi les chefs d’Etats et de Gouvernement de l’Union Africaine qui ont choisi de défendre et d'illustrer les Arts, la Culture et le Patrimoine africains. Je serais économe de vérité si je ne vous disais d’emblée que votre choix me touche profondément et que je vous en suis reconnaissant.




Ibrahim Boubacar Keita Président de la République du Mali en compagnie de la Directrice Générale de l'UNESCO, Audrey Azoulay



 Mon propos sera unique, je suis convaincue que si l’UNESCO n’existait pas, il nous faudrait la créer.
Je partage la vision de l’UNESCO sur la culture, elle est importante pour moi.
 Nous vivons dans un monde qui porte comme des scarifications les traces d’une histoire façonnée par la violence. Une histoire qui, pour beaucoup, et en de nombreux endroits, de l’histoire. Une histoire à laquelle il convient de mettre fin en travaillant à faire éclore un autre monde.
Pour accoucher de cet autre monde, pour procéder à la reconstruction massive de sociétés lacérées, démembrées, déchiquetées, il n’est d’arme plus a été dominée par le fracas, le bruit et la fureur des armes ; du sifflement du fouet manié par les bourreaux esclavagistes assoiffés de sang à la tonitruance de la bombe nucléaire détenue par des pays désireux d’affirmer leur toute-puissance. Une histoire qui, en maintes occasions, a été souillée par l’insoutenable irresponsabilité qui a consisté à légitimer l’immonde inhumanité de la guerre en érigeant la violence en accoucheuse miraculeuse que la culture si, à l’instar du philosophe camerounais Fabien Eboussi Boulaga, l’on entend par culture « le lieu où l’individu s’appréhende comme genèse, comme autoproduction de soi à partir de ce qu’il n’est plus en direction de ce qu’il n’est pas encore ».
 Que cette conception de la culture, que je sais largement partagée par l’UNESCO, est aussi celle de l’Union Africaine. Pour nous, la culture est plus nécessaire que jamais en cette ère où « le monde s’effondre » pour reprendre le titre du livre-culte de Chinua Achebe vieux déjà de quelques décennies. Parce qu’elle est ce qui reste lorsqu’on a tout oublié, selon la formule bien connue, la culture est comme qui dirait le dernier cauri qu’il faut protéger car si ce coquillage-à-lire- l'avenir, comme on l'appelle en Afrique de l’Ouest, venait à être dérobé, notre capacité à lire le monde et à y décrypter les signes du futur serait gravement atteinte.
Voilà qu’incidemment, j’indique que dans notre conception ,la culture  n’est pas simplement ressource pour affronter les aspérités d’un monde parfois cruel ,miné par des disparités grandissantes ;elle peut tout autant servir de tremplin pour opérer des basculements maîtrisés vers des avenirs choisis plutôt que subis. Bon nombre de sociétés qui l'ont démontré à travers le visionnaire  René Maheu, ancien Directeur General de l’UNESCO, lorsqu'il affirmait que  « le développement, c’est la science devenue culture ».
Je veux dire que, pour nous Africains, l’UNESCO est, aujourd’hui plus qu’hier nécessaire, voire irremplaçable.
Lorsqu'en effet les intolérances se multiplient, que les identités en arrivent à devenir meurtrières, que refont surface les risques de génocide que l’on croyait appartenir à un autre siècle, que la barbarie s’affuble du manteau de la religion, que les suprématistes de toutes origines se débarrassent de leurs masques pour mieux affirmer, mieux assumer leurs propos haineux, lorsque, enfin, et à notre grand dam, le racisme et la xénophobie sont banalisés, il y a urgence à œuvrer pour que les lumières de la raison se rallument et brillent à nouveau de mille feux.
Qui est mieux outillé pour le faire que l’UNESCO qui, dès sa création, a choisi de « bâtir dans les esprits où prennent naissance les guerres les remparts pour la paix »? Qui peut aujourd’hui, mieux que l’UNESCO, offrir des plateformes sur lesquelles hommes et femmes de sciences, femmes et hommes de culture, leaders religieux, pourraient se retrouver et se mobiliser pour juguler la tyrannie des marchés qui ignorent la morale lors même que l’économie fut enseignée d’abord comme une branche des sciences morales ? Qui peut, mieux que l’UNESCO, combattre les atteintes aux droits de l’homme, à commencer par ceux des femmes, que certains États cherchent à justifier par la culture oubliant qu’il n’est de culture digne de ce nom, ni de langue belle que « celle- la qui chez l’esclave sait reconnaitre la dignité et chez l’humain célébrer l’esprit » pour citer Serigne Mountakha. Qui peut, mieux que l’UNESCO, mettre au premier plan l’éthique sans laquelle il est à craindre que ne se vérifie à une échelle insoupçonnée, et plus tôt qu’on ne peut le penser, le vieil adage selon lequel « science sans conscience n’est que ruine de l’âme »?
Je suis de ceux qui ont acquis la ferme conviction que tant dans son travail de plaidoyer que dans ses activités à caractère normatif, l’UNESCO n’a cessé de jouer un rôle de veilleur de nuit et, ce faisant, de nous administrer la preuve de sa nécessité, j’allais dire de sa légitimité.
Voilà pourquoi je veux affirmer avec force que c’est de plus d’UNESCO, et non de moins d’UNESCO, qu’a besoin le monde ; pour ne plus réduire l’être à l’avoir, pour ne plus confondre raisons de vivre et moyens de vivre, pour ne pas subordonner celles-là à celles-ci, pour ne pas mettre sous le boisseau l’honneur et la dignité -des valeurs qui devraient être non négociables-  au seul profit des honneurs éphémères par nature. Pour ne plus, d’un mot, se tromper de registre et travestir en finalités ce qui ne devrait être que moyen au service.
C’est de plus d’UNESCO et non de moins d’UNESCO qu’a besoin ce monde pour échapper aux ravages des logiques binaires et des jeux à somme nulle et, à rebours de ceux-là, s’engager résolument dans la construction d’un projet sociétal qui devrait être placé sous le double signe de l’humain et du durable partout sur cette planète aujourd’hui menacée. Une planète dont nous nous devons d’être les jardiniers attentifs et soigneux pour mériter le respect des générations à qui nous allons, croyons-nous, la léguer mais à qui en fait il serait plus juste dire que nous l’empruntons.
C’est de plus et non de moins d’UNESCO que nous avons besoin pour opérer cette rupture paradigmatique dont les glissements, voire les inversions, sémantiques ne sont qu’une traduction.
  
Je sais que de tels propos sonneront comme décalés dans certains milieux où, par-delà les agences de coopération prises individuellement, le multilatéralisme n’a pas bonne presse. Mais stigmatiser le multilatéralisme, voire le clouer au pilori, ne saurait être une posture africaine, surtout lorsqu’il s’agit de promouvoir les arts, la culture et le patrimoine. Dans ce secteur comme dans d’autres, l’Afrique opte résolument -et ce sera ma troisième thèse- pour un multilatéralisme fort, efficient, pour deux raisons que vous me permettrez d’expliciter brièvement.
La première est que si notre ère - celle de l’anthropocène qui a fait de l’humain le maître et possesseur de la nature -  suscite des inquiétudes qui conduisent certains esprits à affirmer que « le présent n’a pas de futur », il reste que tout n’est pourtant pas perdu car, fort heureusement, et à rebours de certaines thèses qui ont connu un succès médiatique immérité à mes yeux, l’Histoire n’a pas encore dit son dernier mot.  Fort heureusement, la fin de l’Histoire ne peut être proclamée car il nous reste une région encore peu explorée. Cette région dans laquelle s’ouvrent de nouvelles perspectives n’est pas un lieu géographique mais une dimension de la tripartition temporelle qui est la texture de notre humanité : cette région, c’est le futur qu’il faut se garder d’insulter en voulant le coloniser.
La deuxième raison est que cette nouvelle région peut être une chance, un espoir, si nous l’abordons dès aujourd'hui comme un interstice où nous pouvons apprendre à nous respecter, à croire à une humanité commune. Cette nouvelle région peut sauver notre humanité en l’exfiltrant de la préhistoire dans laquelle elle est engluée, si nous nous donnons les moyens de l’habiter différemment.
C’est à partir de telles hypothèses que le multilatéralisme me semble être une exigence majeure. En effet habiter le monde différemment, c’est tourner le dos à l’« état de nature » tel que conceptualisé par Hobbes et œuvrer à créer un ordre mondial où la guerre n’aurait plus sa raison d’être, comme ce fut la préoccupation des penseurs du siècle des Lumières. C’est de cette tradition intellectuelle que participe le multilatéralisme qui postule que les rapports inter étatiques peuvent être régis par la rationalité, la paix perpétuelle rendue possible par un Pacte social entre les États. Au contact des réalités, cet idéalisme kantien a fait long feu car au sein d’un système inter étatique anarchique (au sens étymologique du terme) la bonne volonté ne suffit pas à régler tous les problèmes, singulièrement ceux qui trouvent leurs origines dans les différences de puissance entre États, une approche plus pragmatique du multilatéralisme en est donc arrivée à s’imposer dans laquelle les intérêts nationaux gouvernent la politique étrangère des États mais ceux-ci mènent cette politique suivant des valeurs partagées par le plus grand nombre, comme Raymond Aron s’en était fait l’avocat. C’est un multilatéralisme a minima en quelque sorte, dont on pourrait dire en paraphrasant Sir Winston Churchill qu’il est le pire des systèmes à l’exclusion de tous les autres.
Il reste que les arguments en faveur d’un multilatéralisme fort et efficient ne manquent pas. L’un d’eux, incontestable, est que sur des sujets aussi vitaux que le réchauffement climatique, les crises sanitaires, la persistance des crises économiques, financières et monétaires, les atteintes à la sécurité des Etats, des entreprises et des individus, la coopération multilatérale rendra l’action plus efficace. Cet argument est difficilement contestable en ce siècle où, pour le meilleur comme pour le pire, les sociétés ne peuvent plus fonctionner comme des monades.
Quel lien avec la culture, me direz-vous ? Le lien est que, pour habiter le monde différemment, comme pour promouvoir les arts, la culture et le patrimoine comme véhicule de reconstruction massive, il nous faut partir du principe que l’un, en terre des hommes, est toujours multiple ou,  autrement dit,  l’humanité se décline toujours au pluriel, sans hiérarchie dans les cultures. Habiter différemment le monde, c’est accepter que « faire monde », comme nous y invitent les Ateliers de la Pensée, n’est pas se soumettre à « un universel de surplomb » qui raboterait au passage toutes les aspérités mais promouvoir « un universel horizontal », selon Souleymane Bachir Diagne, qui reconnait à l’Autre ses fragilités, ses doutes et ses opacités. Il s’agit, tout simplement, d’un changement   de paradigme.

Oui, il nous faut changer de paradigme ! A nos arrogances, à nos certitudes, à notre attachement à l’univocité, il nous faut apprendre à mettre fin pour être en position de relever les défis lies aux « tremblements », pour utiliser une notion chère à Édouard Glissant, qui secouent la tectonique de nos univers physiques mais aussi de nos imaginaires. Sur ce point, notre Afrique a un rôle important à jouer.
Dans cette région du monde appelée demain, qui est un terrain à explorer autant qu’à construire, l’Afrique pourrait occuper une place centrale parce qu’elle porte le plus large potentiel de guérison sous la forme de cette joie obstinée, de cet optimisme quasi-ontologique qui lui fait dire « je suis blesséede partout mais je suis debout et je me bats ». Cet optimisme chevillé au corps, cette confiance en demain qui irradie le sage baoulé lorsqu’il affirme que « le soleil finira par se lever, quelle que soit la durée de la nuit » est, à n’en pas douter, une valeur sûre car elle est au fondement de la société de confiance, au cœur du désir d’avenir ; un désir sans lequel il n’est point d’avenir. Il est de notre responsabilité de maintenir vivace ce désir.

Je suis venu en ce haut lieu de culture pour vous dire notre conviction que l’Afrique a un avenir. Non pas seulement parce que nous sommes « les fils aînés du monde », ainsi que nous appela Aimé Césaire, et, à ce titre, dépositaires d’un capital culturel dont on n’a pas encore pris toute la mesure, mais parce que nous sommes le continent le plus jeune du monde. Or, que dit cette jeunesse ? Cette jeunesse, elle dit, avec les expressions qui sont les siennes : notre heure a sonné.
Kenako, c’est arrivé, a chanté la jeunesse sud-africaine lorsque le Comité International Olympique  annonça l’attribution de l’organisation de la Coupe du monde de football 2010 à l’Afrique du Sud. « It’s time for Africa » reprit en chœur l’auteure-compositrice colombienne Shakira dont les paroles servirent d’hymne tout au long de cet événement mondial. La « Laetitia africana » que s’autorise à rêver la philosophe congolaise Yala Kisukidi est à notre portée si nous nous donnons les moyens de repérer, de reconnaître et de soutenir le dynamisme, la force de vie, la créativité, le potentiel d’innovation de nos jeunesses.
Je suis venu vous dire que cette marche vers un monde meilleur, vers plus d’humanité, nous voulons la faire avec tous les peuples car la toile dont nous rêvons sera d’autant plus belle qu’elle sera tissée de fils de toutes les couleurs. Nous voulons marcher avec tous les peuples du monde car convaincus que si l’on veut aller loin, il faut aller ensemble. Le multilatéralisme n’est pas, à cet égard, une option que l’on peut adopter ou rejeter au gré des circonstances mais un impératif que j’aurais qualifié de catégorique si l’épithète ne sonnait par trop kantien. 


Publié par Thérèse Diatta Ngoboh



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire