Ibrahim Boubacar Keita Président de
la République du Mali
UNESCO 13 novembre 2019
En m’invitant à prendre la parole devant
cette auguste assemblée, et en cette session hautement symbolique puisque
marquant la 40ème session de la Conférence générale de l’UNESCO, Vous avez
choisi d’honorer le Mali, mon pays, qui a tissé avec l’UNESCO des liens
particulièrement féconds depuis le premier jour de son accession à la
souveraineté internationale ; un pays qui a beaucoup reçu de l’UNESCO mais lui
a aussi beaucoup donné. Mais vous avez par la même occasion tenu à accueillir,
à travers le Président du Mali, son intervention parmi les chefs d’Etats et
de Gouvernement de l’Union Africaine qui ont choisi de défendre et d'illustrer
les Arts, la Culture et le Patrimoine africains. Je serais économe de vérité si
je ne vous disais d’emblée que votre choix me touche profondément et que je
vous en suis reconnaissant.
Ibrahim Boubacar Keita Président de la République du Mali en compagnie de la Directrice Générale de l'UNESCO, Audrey Azoulay |
Mon propos sera unique, je suis
convaincue que si l’UNESCO n’existait pas, il nous faudrait la créer.
Je
partage la vision de l’UNESCO sur la culture, elle est importante pour moi.
Nous vivons dans un monde qui porte comme des
scarifications les traces d’une histoire façonnée par la violence. Une histoire
qui, pour beaucoup, et en de nombreux endroits, de l’histoire. Une histoire à
laquelle il convient de mettre fin en travaillant à faire éclore un autre
monde.
Pour accoucher de cet
autre monde, pour procéder à la reconstruction massive de sociétés lacérées,
démembrées, déchiquetées, il n’est d’arme plus a été dominée par le
fracas, le bruit et la fureur des armes ; du sifflement du fouet manié par
les bourreaux esclavagistes assoiffés de sang à la tonitruance de la bombe nucléaire
détenue par des pays désireux d’affirmer leur toute-puissance. Une histoire qui, en maintes
occasions, a été souillée par l’insoutenable irresponsabilité qui a consisté à
légitimer l’immonde inhumanité de la guerre en érigeant la violence en accoucheuse
miraculeuse que
la culture si, à l’instar du philosophe camerounais Fabien Eboussi
Boulaga, l’on entend par culture « le lieu où l’individu s’appréhende comme genèse, comme autoproduction
de soi à partir de ce qu’il n’est plus en direction de ce qu’il n’est pas
encore ».
Que
cette conception de la culture, que je sais largement partagée par l’UNESCO, est
aussi celle de l’Union Africaine. Pour nous, la culture est plus nécessaire que
jamais en cette ère où « le monde s’effondre » pour reprendre le
titre du livre-culte de Chinua Achebe vieux déjà de quelques décennies. Parce
qu’elle est ce qui reste lorsqu’on a tout oublié, selon la formule bien connue,
la culture est comme qui dirait le dernier cauri qu’il faut protéger car si ce
coquillage-à-lire- l'avenir, comme on l'appelle en Afrique de l’Ouest, venait à
être dérobé, notre capacité à lire le monde et à y décrypter les signes du
futur serait gravement atteinte.
Voilà qu’incidemment, j’indique que dans
notre conception ,la culture n’est pas
simplement ressource pour affronter les aspérités d’un monde parfois cruel ,miné
par des disparités grandissantes ;elle peut tout autant servir de tremplin
pour opérer des basculements maîtrisés vers des avenirs choisis plutôt que
subis. Bon nombre de sociétés qui l'ont démontré à travers le visionnaire René Maheu, ancien Directeur General de l’UNESCO, lorsqu'il
affirmait que « le développement, c’est la science devenue
culture ».
Je veux dire que, pour nous Africains,
l’UNESCO est, aujourd’hui plus qu’hier nécessaire, voire irremplaçable.
Lorsqu'en effet les intolérances se
multiplient, que les identités en arrivent à devenir meurtrières, que refont
surface les risques de génocide que l’on croyait appartenir à un autre siècle,
que la barbarie s’affuble du manteau de la religion, que les suprématistes de
toutes origines se débarrassent de leurs masques pour mieux affirmer, mieux
assumer leurs propos haineux, lorsque, enfin, et à notre grand dam, le racisme
et la xénophobie sont banalisés, il y a urgence à œuvrer pour que les lumières
de la raison se rallument et brillent à nouveau de mille feux.
Qui est mieux outillé
pour le faire que l’UNESCO qui, dès sa création, a choisi de « bâtir dans les esprits où prennent naissance
les guerres les remparts pour la paix »? Qui peut aujourd’hui,
mieux que l’UNESCO, offrir des plateformes sur lesquelles hommes et femmes de sciences,
femmes et hommes de culture, leaders religieux, pourraient se retrouver et se
mobiliser pour juguler la tyrannie des marchés qui ignorent la morale lors même
que l’économie fut enseignée d’abord comme une branche des sciences
morales ? Qui peut, mieux que l’UNESCO, combattre les atteintes aux droits
de l’homme, à commencer par ceux des femmes, que certains États cherchent à
justifier par la culture oubliant qu’il n’est de culture digne de ce nom, ni de
langue belle que « celle- la qui chez
l’esclave sait reconnaitre la dignité et chez l’humain célébrer l’esprit »
pour citer Serigne Mountakha. Qui peut, mieux que l’UNESCO, mettre au premier
plan l’éthique sans laquelle il
est à craindre que ne se vérifie à une échelle insoupçonnée, et plus tôt qu’on
ne peut le penser, le vieil adage selon lequel « science sans
conscience n’est que ruine de l’âme »?
Je suis de ceux qui ont acquis la ferme
conviction que tant dans son travail de plaidoyer que dans ses activités à
caractère normatif, l’UNESCO n’a cessé de jouer un rôle de veilleur de nuit et,
ce faisant, de nous administrer la preuve de sa nécessité, j’allais dire de sa
légitimité.
Voilà pourquoi je veux affirmer avec force
que c’est de plus d’UNESCO, et non de moins d’UNESCO, qu’a besoin le
monde ; pour ne plus réduire l’être à l’avoir, pour ne plus confondre
raisons de vivre et moyens de vivre, pour ne pas subordonner celles-là à
celles-ci, pour ne pas mettre sous le boisseau l’honneur et la dignité -des
valeurs qui devraient être non négociables- au seul profit des honneurs éphémères par
nature. Pour ne plus, d’un mot, se tromper de registre et travestir en
finalités ce qui ne devrait être que moyen au service.
C’est de plus d’UNESCO et non de moins
d’UNESCO qu’a besoin ce monde pour échapper aux ravages des logiques binaires
et des jeux à somme nulle et, à rebours de ceux-là, s’engager résolument dans
la construction d’un projet sociétal qui devrait être placé sous le double
signe de l’humain et du durable partout sur cette planète aujourd’hui menacée.
Une planète dont nous nous devons d’être les jardiniers attentifs et soigneux
pour mériter le respect des générations à qui nous allons, croyons-nous, la
léguer mais à qui en fait il serait plus juste dire que nous l’empruntons.
C’est de plus et non de moins d’UNESCO que
nous avons besoin pour opérer cette rupture paradigmatique dont les glissements,
voire les inversions, sémantiques ne sont qu’une traduction.
Je sais que de tels propos sonneront comme décalés dans
certains milieux où, par-delà les agences de coopération prises
individuellement, le multilatéralisme n’a pas bonne presse. Mais stigmatiser le
multilatéralisme, voire le clouer au pilori, ne saurait être une posture
africaine, surtout lorsqu’il s’agit de promouvoir les arts, la culture et le
patrimoine. Dans ce secteur comme dans d’autres, l’Afrique opte résolument -et
ce sera ma troisième thèse-
pour un multilatéralisme fort, efficient, pour deux raisons que vous me
permettrez d’expliciter brièvement.
La première est que si notre ère - celle de
l’anthropocène qui a fait de l’humain le maître et possesseur de la nature
- suscite des inquiétudes qui conduisent certains esprits à
affirmer que « le présent n’a pas
de futur », il reste que tout n’est pourtant pas perdu car, fort
heureusement, et à rebours de certaines thèses qui ont connu un succès médiatique
immérité à mes yeux, l’Histoire n’a pas encore dit son dernier mot. Fort heureusement, la fin de l’Histoire ne
peut être proclamée car il nous reste une région encore peu explorée. Cette
région dans laquelle s’ouvrent de nouvelles perspectives n’est pas un lieu
géographique mais une dimension de la tripartition temporelle qui est la
texture de notre humanité : cette région, c’est le futur qu’il faut se
garder d’insulter en voulant le coloniser.
La deuxième raison est que cette nouvelle
région peut être une chance, un espoir, si nous l’abordons dès aujourd'hui
comme un interstice où nous pouvons apprendre à nous respecter, à croire à une
humanité commune. Cette nouvelle région peut sauver notre humanité en
l’exfiltrant de la préhistoire dans laquelle elle est engluée, si nous nous
donnons les moyens de l’habiter différemment.
C’est à partir de telles
hypothèses que le multilatéralisme me semble être une exigence majeure. En
effet habiter le monde différemment, c’est tourner le dos à l’« état de nature » tel que
conceptualisé par Hobbes et œuvrer à créer un ordre mondial où la guerre
n’aurait plus sa raison d’être, comme ce fut la préoccupation des penseurs du
siècle des Lumières. C’est de cette tradition intellectuelle que participe le
multilatéralisme qui postule que les rapports inter étatiques peuvent être régis
par la rationalité, la paix perpétuelle rendue possible par un Pacte social
entre les
États. Au contact des
réalités, cet idéalisme kantien a fait long feu car au sein d’un système
inter étatique anarchique (au sens étymologique du terme) la bonne volonté ne
suffit pas à régler tous les problèmes, singulièrement ceux qui trouvent leurs
origines dans les différences de puissance entre États, une approche plus pragmatique du
multilatéralisme en est donc arrivée à s’imposer dans laquelle les intérêts
nationaux gouvernent la politique étrangère des États mais ceux-ci mènent cette
politique suivant des valeurs partagées par le plus grand nombre, comme Raymond
Aron s’en était fait l’avocat. C’est un multilatéralisme a minima en quelque sorte, dont on pourrait dire en
paraphrasant Sir
Winston Churchill
qu’il est le pire des systèmes à l’exclusion de tous les autres.
Il reste que les arguments en faveur d’un
multilatéralisme fort et efficient ne manquent pas. L’un d’eux, incontestable,
est que sur des sujets aussi vitaux que le réchauffement climatique, les crises
sanitaires, la persistance des crises économiques, financières et monétaires,
les atteintes à la sécurité des Etats, des
entreprises et
des individus, la coopération multilatérale rendra
l’action plus efficace. Cet argument est difficilement contestable en ce siècle
où, pour le meilleur comme pour le pire, les sociétés ne peuvent plus
fonctionner comme des monades.
Quel lien avec la culture, me direz-vous ?
Le lien est que, pour habiter le monde différemment, comme pour promouvoir les
arts, la culture et le patrimoine comme
véhicule de
reconstruction massive, il nous faut partir du principe que
l’un, en terre des hommes, est toujours multiple ou, autrement dit, l’humanité se décline toujours au pluriel,
sans hiérarchie dans les cultures. Habiter différemment le monde, c’est
accepter que « faire
monde », comme nous y invitent les Ateliers de la
Pensée, n’est pas se soumettre à « un universel de surplomb »
qui raboterait au passage toutes les aspérités mais promouvoir « un universel horizontal », selon
Souleymane Bachir Diagne,
qui reconnait à l’Autre ses fragilités, ses doutes et ses opacités. Il s’agit, tout
simplement, d’un changement de
paradigme.
Oui, il nous faut changer de paradigme !
A nos arrogances, à nos certitudes, à notre attachement à l’univocité, il nous
faut apprendre à mettre fin pour être en position de relever les défis lies aux
« tremblements »,
pour utiliser une notion chère à Édouard Glissant, qui secouent la tectonique
de nos univers physiques mais aussi de nos imaginaires. Sur ce point, notre
Afrique a un rôle important à jouer.
Dans cette région du
monde appelée demain, qui est un terrain à explorer autant qu’à construire,
l’Afrique pourrait occuper une place centrale parce qu’elle porte le plus large
potentiel de guérison sous la forme de cette joie obstinée, de cet optimisme
quasi-ontologique qui lui fait dire « je
suis blesséede partout mais je
suis debout et je me bats ». Cet optimisme chevillé au corps, cette
confiance en demain qui irradie le sage baoulé lorsqu’il affirme que « le soleil finira par se lever, quelle que soit la
durée de la nuit » est, à n’en pas douter, une valeur sûre car
elle est au fondement de la société de confiance, au cœur du désir
d’avenir ; un désir sans lequel il n’est point d’avenir. Il est de notre
responsabilité de maintenir vivace ce désir.
Je suis venu en ce haut lieu de culture pour
vous dire notre conviction que l’Afrique a un avenir. Non pas seulement parce
que nous sommes « les fils aînés
du monde », ainsi que nous appela Aimé Césaire, et, à
ce titre, dépositaires d’un capital culturel dont on n’a pas encore pris toute
la mesure, mais parce que nous sommes le continent le plus jeune du monde. Or,
que dit cette jeunesse ? Cette jeunesse, elle dit, avec les expressions
qui sont les siennes : notre heure a sonné.
Kenako,
c’est arrivé, a chanté la jeunesse sud-africaine lorsque le Comité
International Olympique annonça
l’attribution de l’organisation de la Coupe du monde de football 2010 à
l’Afrique du Sud. « It’s time
for Africa » reprit en chœur l’auteure-compositrice
colombienne Shakira dont les paroles servirent d’hymne tout au long de cet
événement mondial. La « Laetitia africana »
que s’autorise à rêver la philosophe congolaise Yala Kisukidi est à notre
portée si nous nous donnons les moyens de repérer, de reconnaître et de
soutenir le dynamisme, la force de vie, la créativité, le potentiel
d’innovation de nos jeunesses.
Je suis venu vous dire que cette marche vers
un monde meilleur, vers plus d’humanité, nous voulons la faire avec tous les
peuples car la toile dont nous rêvons sera d’autant plus belle qu’elle sera
tissée de fils de toutes les couleurs. Nous voulons marcher avec tous les
peuples du monde car convaincus que si l’on veut aller loin, il faut aller
ensemble. Le multilatéralisme n’est pas, à cet égard, une option que l’on peut
adopter ou rejeter au gré des circonstances mais un impératif que j’aurais
qualifié de catégorique si l’épithète ne sonnait par trop kantien.
Publié par Thérèse Diatta Ngoboh
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